Il y a mille yogas. Non, il y a en plus : autant d’individus que de yogas.
Ma pratique personnelle s’était récemment éloignée des postures, tout en ne retrouvant pas l’ardeur de la méditation silencieuse quotidienne que je tenais pourtant depuis novembre dernier. Les raisons officielles en sont nombreuses : un livre, une rencontre, une blessure. Un voyage à la jonction entre mes activités passées et le yoga. L’occasion de réfléchir à certaines croyances communément diffusée sur le yoga occidental. Celui qui est aujourd’hui à la mode, celui que l’on pratique dans les bureaux, les clubs de sport, les théâtres, les hôpitaux, les écoles.
Ce que nous appelons ici « yoga » n’est pas pratiqué – ou si peu – en Inde. Notre système postural trouve en effet ses racines ici-même, en Europe. Il a été mis en place dans les années 30 par des résistants à l’envahisseur britannique, créant des lignées de yogis ouverts sur l’Occident. Leurs sources d’inspiration : les exercices du Suédois Ling, la gymnastique holistique féminine, l’éducation physique militaire, l’anti-gymnastique, et les contortionnistes de cirque ! (cf. « Yoga Body » de Mark Singleton)
Puis ce système postural nous a été ramené, sous un autre nom, digéré et régurgité pour nourrir l’Europe spirituellement affamée par la Seconde Guerre Mondiale et le post-colonialisme : le « yoga ».
De quoi sérieusement douter mon système de croyances. Prof de yoga, c’est, finalement, comme être prof de gym ? J’avais bien mérité ce gros mal de dos de Pâques, pour m’autoriser à rester immobile, en silence ! Pour digérer la nouvelle et réfléchir à ma posture mentale vis-à-vis des postures physiques.
Hier, j’ai retrouvé ma pratique quotidienne à la maison. J’ai renoué avec ma source d’énergie. Si elle n’est pas justifiée par une spiritualité orientale, quel est son nom ? La réponse est en deux parties.
Premio : le plaisir de reprendre possession de son corps. Comment penser librement si le corps nous rappelle à lui, petits bobos après grands maux ? Au fil de ces semaines, où ma seule pratique physique est venue des cours que je donne et de mes trajets quotidiens à vélo, je me suis sentie prisonnière de ce corps, et par extension, de ma tête et de mes choix de vie. Or je sais que mes décisions passées ont été justes. Pourquoi une telle tension entre moi et moi-même, dans ce cas ?
Travailler le corps par des postures intelligentes, avec le soutien du souffle, en donnant une intention à ce travail, permet de reprendre le contrôle des rênes. Cela nous reconnecte avec nos sensations corporelles, notre sixième sens, ce vigile qui nous mène à bon port en temps de brouillard. C’était le sujet du dernier Sciences et Avenir : le ventre est notre deuxième cerveau. Que penser, alors, des milliards d’autres cellules, propriétaires ou invitées, qui forment notre corps ?
D’autre part, il paraît qu’Iyengar (père) disait souvent que la spiritualité, ce n’est pas pour les gringalets. Certes, les austérités physiques extrêmes font partie des pratiques spirituelles de l’Inde. Mais au niveau où nous les pratiquons, il est difficile de les appeler « tapas ». Il ne s’agit pas non plus d’atteindre le poids idéal, de devenir plus souple, plus fort, plus musclé. Ces buts-ci sont des leurres, des limites culturellement acceptables.
Il s’agit d’explorer les frontières matérielles de cette vie, de huiler les essieux de ce merveilleux véhicule qu’est notre corps, un univers en lui-même, unique et si complexe, où nos différents niveaux de conscience trouvent leur assise.
Ici et maintenant, on appelle cette pratique « yoga ». Je n’ai pas de meilleur nom à proposer. « Yoga » signifie « intégration », « union » : intégrer le mental au physique, unir le physique au mental, et découvrir que notre identité va au-delà des limites de l’un autant que de l’autre. Tout comme je préfère dire « week-end » que congé de fin de semaine, ou « bonzaï » plutôt qu’arbre nain cultivé d’une certaine manière pour le rester.
Deuxio : ma culture est européenne, française même. Toute enrichie des pérégrinations des générations précédentes qui ont abouti à Paris, elle s’inscrit dans une attitude judéo-chrétienne, pour être précise. La spiritualité orientale a été idéalisée par ceux qui la découvraient pour la première fois. Pour eux, cette manière de voir le monde était pure, simple. Elle était surtout nouvelle, exotique. Elle nous a donc été présentée comme notre salut, à nous pauvres vieux Occidentaux qui avions tué nos dieux.
Aujourd’hui, nous avons la chance de vivre une époque où toute information est potentiellement accessible. Cela peut nous permettre d’étudier de manière comparée les croyances des différentes cultures, de nous renseigner plus en profondeur sur ce que nous savons, et ce que nous pouvons savoir. Pour mieux nous rendre compte des problèmes de lecture que nous avons rencontrés, comme toute culture humaine. De l’exigence aveugle du dogmatisme. De l’idéalisme nuageux de ceux qui trouvent l’herbe plus verte chez le voisin.
Mais aux racines des croyances, qu’elles soient proches ou lointaines, se trouve la même sagesse.
Il y a mille yogas. Il n’y a qu’un but. Le but, c’est le chemin. Alors autant maintenir notre char en bon état.
Bonjour,
juste un petit message pour vous dire que j’ai été très agréablement surpris de voir que je n’étais pas le seul pratiquant français à être au courant de la véritable origine du travail postural moderne. En même temps peut-être que certains préféreront ne pas savoir… Alors bien sur j’ai été en proie au mêmes doutes que vous suite à la lecture des travaux de mark singleton, mais en fait si on regarde bien il n’a aucune connaissance du sanskrit et n’a donc pas accès a toutes les sources. En cherchant bien j’ai trouvé de quoi vous mettre un peu de baume au coeur…
http://oxford.academia.edu/JamesMallinson/Papers/1208344/A_Response_to_Mark_Singletons_Yoga_Body
Si ensuite vous avez toujours un peu de temps à perdre pour comprendre quelles étaient les véritables sources du Yoga et son évolution, je vous recommande très très chaudement les travaux de David Gordon White, le plus intéressant pour vous sera probablement Sinister Yogis, qui traite des débuts du Yoga à 10000 lieues de ce que l’on pense, et ensuite il y a aussi Yoga in Practice, compilation d’articles de différents chercheurs traitant divers aspects du Yoga complètement méconnus.
Bonne route et pour rien au monde ne lâchez la pratique assise…
Obobinde
Bonsoir Obobinde,
C’est effectivement un questionnement du quotidien, qu’il serait peut-être plus simple d’occulter … mais qui m’intéresse profondément (une manière de pratiquer satya ?). Et j’aime à croire que nous sommes de plus en plus nombreux à nous le poser, pour ancrer notre pratique et notre transmission dans une certaine justesse et justice.
Je vous remercie donc du fond du coeur pour votre mot et vos précieuses suggestions.
Om shanti ! (et à bientôt ?)
Debo
Pingback: Yogic Philo : Animal, Humain, Divin | DEBO ::: YOGA